« Papa chéri a peur de Bach ! » Cette affirmation d’une jeune pianiste, dans Cella de Franz Werfel, peut servir d’exergue à la vaste réflexion sur la postérité culturelle de la valeur-Bach que constitue cet ouvrage. Canonisée et absolutisée, la figure très paternelle de Jean-Sébastien Bach exerce une autorité extrême, à la fois sensible dans l’histoire de la musique et abondamment problématisée par la littérature, le cinéma, la philosophie, l’iconographie. Emblème de haute spiritualité et de parfaite rationalité, puissante instance de légitimation, l’art de Bach constitue une valeur réputée intangible, et pour cette raison même a pu se voir arraisonné par tout un ensemble de contre-valeurs. Comment, à quelles conditions, selon quels schèmes imaginaires et imagologiques, au prix de quels paradoxes le « Cantor de Leipzig » a-t-il pu être érigé en totem de l’antihumanisme ? Explorer le devenir « noir » de Bach, c’est interroger la manière dont le compositeur et sa musique ont parfois été mobilisés à l’appui de postures violemment anti-progressistes, bellicistes, ultra-élitistes ; associés à l’aliénation de soi et d’autrui, l’absence d’empathie, voire la socio-pathologie homicide ; intégrés à des visions et fantasmes mortifères, maléfiques, apocalyptiques ; rendus solidaires, enfin, du renforcement de certains régimes de domination historiques. Un vaste ensemble d’écrits philosophiques, musicographiques, littéraires (incluant nombre de romans policiers et de science-fiction), mais aussi de films, séries, et représentations de Bach dans la culture « pop », constitue la matière de cet ouvrage, qui s’efforce, entre « Kulturkritik » et « cultural studies », d’explorer les visages les plus sombres et les plus déroutants d’une « valeur-monstre ».
Après une réflexion sur la constitution de la valeur-Bach et sur une tradition intellectuelle de méloscepticisme critique (« D’un Bach black »), le premier volume traite successivement des multiples modalités de l’imperium bachien et des pulsions « bachicides » destinées à le contester (« Killing Bach ») ; du rôle joué par le contrepoint bachien dans la théorisation de postures réactionnaires et esthétiques antimodernes (« I’ll be Bach ») ; de l’omniprésence de la figure de Bach dans des dispositifs fictionnels évoquant l’inhumanité et la surhumanité (« Lecter Variationen »).