Dans ses mémoires, le compositeur Pierick Houdy nous propose un fascinant voyage dans le monde musical des années trente à nos jours. Cette personnalité hors du commun, intime de Poulenc ou encore Milhaud, enfant prodige, passionnant professeur et bouleversant créateur nous dresse ici, en compagnie de son ancien élève Benoît Menut, une autobiographie augmentée d'une "galerie de portraits de musiciens" pleine d'anecdotes, d'un catalogue complet de ses oeuvres, d'une riche iconographie et d'un long entretien portant sur les problématiques musicales les plus diverses.
Pierick Houdy confie ses mémoires à l’écrit comme s’il parlait à un ami. De style aisé et entraînant, son autobiographie jette un certain regard sur les mondes musicaux principalement de la France mais aussi du Québec des années 1930 jusqu’à nos jours. Le regard est multiple – celui de l’élève et celui du maître, celui du musicien, de l’enfant prodige, du compositeur, et, plus discrètement, celui du fils, de l’époux et du père. Toujours exposés sans emphase, les difficultés connues pendant la guerre et pendant l’occupation, la bravoure de sa famille, les richesses et les aléas de sa formation musicale et, par la suite ceux de la vie professionnelle, prêtent une densité certaine au récit malgré l’apparente candeur du ton. Le sel se trouve dans le non-dit d’un humour distancié qui, par exemple, dans l’absence à dessein de critique acerbe, met le lecteur devant l’absurdité non commentée d’une situation en exposant celle-ci au premier degré en quelques mots simples.
Né en 1929, ce compositeur français, naturalisé canadien et navigateur éternellement breton, était appelé à côtoyer compositeurs, musiciens et maîtres des plus influents, parmi lesquels Henri Büsser, Marguerite Long, Nadia Boulanger, Poulenc, Milhaud, Honegger, Duruflé, Messiaen, Irène Joachim, Dutilleux, Boulez, Betsy Jolas, Stockhausen et la harpiste Ghislaine de Winter qu’il épousa. En somme, il s’agit de ceux de la génération active d’après guerre et de ceux qui les ont formés qui, ensemble, ont créé un monde musical où, en dépit d’une certaine intransigeance, la pluralité des esthétiques restait possible. Un généreux index des noms propres témoigne du grand nombre de musiciens croisés au fil de la vie de l’auteur qui consacre quelques pages en fin d’ouvrage à une galerie de portraits de ceux dont la présence, l’action et l’influence ont le plus compté au cours de sa carrière. On y apprend quelques impasses ou incompatibilités dont une certaine réticence envers Messiaen que pourtant il savait apprécier, mais son choix se porte le plus souvent sur les aspects positifs et les effets déterminants des relations entretenues. Un nom domine : celui de Darius Milhaud. Pendant l’ouvrage entier Pierick Houdy laisse filtrer la profonde affection qu’il lui porte et «le souvenir puissant d’un maître hors de toute norme».
C’est peut-être au cours de l’entretien accordé à Benoît Menut, joint à l’ouvrage, que le compositeur se révèle de manière la plus directement et la plus intimement musicale, cela grâce en partie aux questions judicieuses et finement pertinentes que l’élève pose au maître. Les réponses accentuent le relief des quelques «clefs pour [s]es notes» livrées tout au long des mémoires. Techniquement, la musique de Pierick Houdy «n’est ni tonale, ni atonale, mais multimodale. [...] La tonalité est une fin en soi alors que la modalité est multiple et peut encore s’inventer». Houdy, le compositeur et le pédagogue, estime que si l’écriture s’apprend, la composition ne s’enseigne pas. Il revendique une certaine liberté par rapport aux règles, élevant en exemple la liberté que Bach prend avec la fugue en dépassant et transcendant la forme elle-même. Tolérant envers tous les courants musicaux, il ne s’offusque nullement d’être situé par certains au sein «d’une arrière-garde fossilisée»; il refuse un système de pensée unique et «ne se situe tout simplement pas par rapport aux autres». Il entre dans le détail des genres et des formes, livrant les raisons de ses propres goûts, ce qui ouvre sur une définition de la musique française par rapport à la musique austro-allemande à travers les siècles. Ses propos ne sont jamais gratuits mais en permanence soutenus par des exemples musicaux ou littéraires, d’où l’intérêt accru de ce riche entretien qui se termine sur le questionnaire révélateur dit de Proust. Le catalogue, qui paraît in extenso à la suite, dévoile la diversité des genres qu’il aborde, des commandes reçues et de leur raison d’être, mais aussi le sort de beaucoup d’œuvres, toutes créées, qui n’ont pas encore connu l’édition.
L’ouvrage s’adresse peut-être en premier à ceux qui s’intéressent à l’auteur ou au sort historiquement particulier de toute une génération, adulte après guerre, mais d’esquisse en tableau détaillé, le propos et la relative originalité de la réflexion ne peuvent qu’interpeller tout mélomane ouvert et en éveil.
Christine Labroche
Sur ConcertoNet